Processus d'apprentissage, savoirs complexes et traitement de l'information : un modèle théorique à l'usage des praticiens, entre sciences cognitives, didactique et philosophie des sciences.
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Ces diverses considérations justifient d’une part le choix de la didactique de l’apprendre comme point de départ et comme cadre théorique et expérimental, mais elles incitent également à une recherche de convergence entre didactique, sciences cognitives et philosophie des sciences, dans la perspective de conjuguer les efforts déployés pour comprendre le fonctionnement de l’esprit humain. C’est ce que nous tenterons de faire, notamment en reconnectant le modèle allostérique de l’apprendre avec les modèles issus de ces autres disciplines, soit en nous en servant pour l’enrichir, soit en l’évaluant à l’aune de leurs propres descriptions et prévisions. Ce sont également ces perspectives qui permettent de délimiter l’état de la question en le circonscrivant aux théories éducatives, aux modèles d’apprentissage et aux théories de la pensée. 2.1.2. Définitions Dans toute la suite, lorsque nous parlerons d’éducation formelle, nous utiliserons les termes « éducatif », « scolaire » et « pédagogique » en fonction des niveaux de description qu’ils représentent. Un peu à la manière de poupées gigognes, nous considérerons que l’éducation dépasse le cadre scolaire (restreint à la question de l’éducation, voire de l’instruction à l’école), la pédagogie s’inscrivant pour sa part à un niveau inférieur (notamment parce qu’elle doit s’adapter aux contraintes scolaires). Pour ce qui concerne l’éducation informelle, nous nous autoriserons également à parler de pédagogie ; le niveau intermédiaire entre éducation et pédagogie ne sera alors plus scolaire mais muséographique, éditorial, médiationnel, etc. 1 Ce terme sera défini au paragraphe 2.1.3.2. Les modèles phénoménologiques. ! "!! #$%&'()'! ! "!! *+,-.%)! ! "!! /0#**$%1.'!2' ! 27 Dans toute la suite, nous emploierons relativement indifféremment les substantifs « apprendre » et « apprentissage ». Lorsque nous utiliserons le premier, ce sera toujours pour signifier son emploi dans le cadre de la didactique (qui l’introduisit pour éviter la confusion avec les « filières d’apprentissage »). L’expression « processus d’apprentissage » sera quant à elle le plus souvent employée pour insister sur les mécanismes mentaux ou cérébraux mis en œuvre. Contrairement aux autres langues qui distinguent par des mots différents le fait d’acquérir des connaissances ou des compétences (to learn (angl.), lernen (all.), imparare (it.), aprender (esp.)) et de les enseigner (to teach (angl.), lehren (all.), insegnare (it.), enseñar (esp.)), le français autorise l’emploi du terme « apprendre » pour désigner les deux actions (on apprend à lire l’heure à ses enfants qui, ce faisant, apprennent à lire l’heure). Dans toute la suite, nous conserverons au terme « apprendre » la première des deux acceptions ; « l’acte d’apprendre » sera ainsi toujours distinct de « l’acte d’enseigner ». 2.1.3. La notion de modèle en didactique de l’apprendre Parce qu’ils mettent en œuvre des phénomènes descriptibles à des niveaux aussi bien linguistiques et neurophysiologiques que psychologiques et émotionnels, les processus d’apprentissage apparaissent comme extrêmement complexes et multiformes. Et comme c’est le cas de tout processus complexe, leur compréhension nécessite une théorisation qui, en isolant les paramètres les plus significatifs et en les articulant par des lois (conceptualisation et modélisation), fournit, dans des domaines d’application donnés, des clefs de compréhension, de prédiction et d’application. 2.1.3.1. Les modèles didactiques en tant que modèles scientifiques A travers ses multiples disciplines, la science s’est toujours et avant tout efforcée de rationaliser les phénomènes, c’est‐à‐dire de les catégoriser, de les nommer, de les relier mais surtout de les « modéliser ». On entend par là : - la définition d’outils linguistiques et théoriques nommés concepts disciplinaires, définis aussi précisément que possible et faisant correspondre un terme à une classe d’objets ou de phénomènes (exemples : molécule, gène, masse, entropie…) ; - l’attribution à ces concepts de propriétés intrinsèques et reproductibles, souvent idéalisées, parfois traduites par des grandeurs mathématiques qui rendent compte de ces propriétés (cas de la masse m et de l’entropie S dans les exemples ci‐dessus ; on parle alors de formalisation) ; - la mise en relation de ces propriétés, qui se traduit par des règles, des principes ou des lois, éventuellement mathématiques (règle de l’octet, 2nd principe de la thermodynamique, loi de Hooke…) ; - la hiérarchisation de ces relations au sein d’un système théorique cohérent, qui conduit à la définition du domaine d’application du modèle et donc de ses limites (modèle de Lewis ou théorie des orbitales moléculaires, mécanique classique ou lagrangienne, relativité restreinte ou générale). Ainsi le processus de modélisation s’appuie bien évidemment sur l’observation des phénomènes, mais il est en général restreint à des situations idéalisées, définies par des domaines d’application particuliers. Et justement parce qu’ils ont été conçus pour simplifier des situations complexes, les modèles peuvent être totalement inopérants en dehors de leurs domaines d’application2. Notons en outre que, même dans leurs domaines d’application, ils sont souvent approximatifs et qu’il convient lors de leur utilisation, non seulement de garder à l’esprit les limites de leur validité mais également leur degré de précision3. 2 C’est par exemple le cas de l’expression classique de l’énergie cinétique (Ec = ½ mv2) lorsque la vitesse de l’objet considéré n’est plus négligeable devant celle de la lumière. Dans ce cas, les modèles de la mécanique classique ne sont plus valables et il est nécessaire d’invoquer ceux de la mécanique relativiste. 3 Considérons par exemple le modèle de Bohr de l’atome, convenable pour décrire les transitions électroniques de l’atome 28 Ce processus de modélisation n’est pas propre qu’aux sciences formelles et il est transposable à de nombreux autres domaines. On construira ainsi des modèles numériques actionnés par des algorithmes, tels que les modèles météorologiques ou climatiques dont les domaines d’applications sont totalement distincts en termes de durées et d’échéances, des modèles iconiques tels que la représentation du développement durable de la figure 2a, des modèles‐objets qui permettent en général la manipulation physique et les changements d’échelle (figures 2b et 2c), voire des modèles pédagogiques, inexacts au regard des connaissances scientifiques validées mais opératoires pour l’apprenant à un certain stade de son évolution (Giordan, 1991). Ces modèles peuvent être descriptifs (comme c’est le cas de la plupart des modèles en sciences physiques), prédictifs (c’est le cas de tous les modèles de simulation numérique) ou programmatiques (ainsi en va‐t‐il du développement durable). Figure 2 : a/ Développement durable, b/ modèles moléculaires, c/ mappemonde… Autant de types de « modèles » différents décrivant des comportements idéalisés et utilisant des représentations simplifiées. 2.1.3.2. Les modèles phénoménologiques Dans la suite, nous emploierons régulièrement l’expression de « modèle phénoménologique ». Ce qualificatif ne doit pas être confondu avec le courant philosophique du même nom, même si les deux acceptions ont des origines communes. Par modèles phénoménologiques, nous désignerons les élaborations théoriques qui s’appuient presque exclusivement sur des phénomènes observables, et non sur la caractérisation de leurs causes. L’interprétation qu’ils donnent de ces phénomènes est alors fondée sur des concepts qui ne représentent pas nécessairement des paramètres observables dans la réalité. Autrement dit, le modèle phénoménologique décrit la réalité, mais en s’appuyant sur des notions qui n’appartiennent pas nécessairement à cette réalité : lorsqu’on les utilise, on peut alors dire « tout se passe comme si… ». C’est le cas de la plupart des modèles d’apprentissage formulés par les sciences de l’éducation, qui ont produit des concepts tels que la zone proximale de développement, les p‐prims, les schèmes de pensée, les représentations, et que nous décrirons plus loin. Beaucoup d’approches scientifiques expérimentales sont d’abord phénoménologiques avant d’être déterministes. Ainsi, la description des mouvements des planètes était phénoménologique lorsqu’elle s’appuyait sur l’existence d’une voûte céleste ; elle a cessé de l’être lorsqu’ont été comprises les causes de ces mouvements. La médecine l’a été avec la théorie des humeurs, et l’acupuncture l’est encore quant elle s’appuie sur des méridiens d’énergie inobservables. La théorie des cordes, dans une certaine mesure, l’est également, parce qu’elle s’appuie sur des objets hypothétiques. On pense alors immédiatement au boson de Higgs : la physique des particules reste partiellement phénoménologique bien que les observations des physiciens la rendent de plus en plus déterministe. La chimie en relève souvent aussi lorsqu’elle se fonde sur des notions telles que l’état de transition ou l’aromaticité, mais elle l’a été bien davantage par le passé, au moment de la création de la classification périodique par exemple. d’hydrogène, mais très insuffisant pour décrire la couleur de la chlorophylle… 29 L’approche phénoménologique n’est donc pas réservée aux sciences humaines, où on l’attendrait davantage. Et pour ne pas être déterministe, elle n’en demeure pas moins opératoire et féconde. Opératoire car, en s’appuyant sur les phénomènes observables, elle reste très proches d’eux ; c’est le cas de l’ensemble des modèles de l’apprendre produits par les sciences de l’éducation, tant qu’ils ne se fondent pas sur des observations d’imagerie. Féconde car, en imaginant des concepts tels que les cordes, les méridiens, les états de transition ou les éléments chimiques, elle force tout de même les scientifiques (ou les philosophes) à s’interroger sur la véritable nature de ces concepts, à retourner vers la nature pour l’interroger, en imaginant des expériences destinées à les caractériser en les rendant observables. Ainsi la notion de qualia appartient‐elle depuis longtemps à la philosophie de l’esprit, qui l’emploie pour désigner les expériences perceptives et émotionnelles, et les sciences cognitives s’intéressent‐elles à caractériser les états mentaux qui peuvent leur être reliés. Dans un deuxième temps, pour devenir déterministe, l’approche doit souvent se rendre préalablement réductionniste. Ainsi en fut‐il des sciences de la vie et de la matière, à tel point que leur enseignement même ne se conçoit plus autrement que fondé sur la compréhension préalable des particules élémentaires, atomes, molécules et autres gènes. Nous verrons pourtant, à la toute fin de cette étude, combien l’approche phénoménologique, pour des sciences expérimentales devenues déterministes, peut être riche d’un point de vue pédagogique. Remarquons pour finir, dans le cadre de cette distinction entre approches phénoménologiques et déterministes, que non seulement les modèles scientifiques relevant de la première peuvent être théoriques, mais qu’ils peuvent également être formels. A cet égard, le modèle allostérique de l’apprendre que nous décrirons plus loin et qui constituera l’objet principal de cette étude, pourra être considéré comme théorique et phénoménologique. Et à l’instar de ce que font les sciences cognitives à l’égard de la philosophie de l’esprit, notre travail consistera alors à le formaliser puis à le rendre déterministe en tentant de comprendre, notamment grâce aux sciences cognitives, la nature des concepts de base sur lesquels il est fondé : les conceptions. 2.1.3.3. Transposition aux modèles didactiques Dans toute la suite de cette étude, c’est dans son acception scientifique telle qu’elle a été définie ci‐ dessus que nous utiliserons l’expression « modèles de l’apprendre ». Conçus pour un type particulier de situations d’apprentissage, ces modèles ont pour objectif d’en expliciter les processus en s’appuyant sur leurs caractéristiques principales. Véritables « reconstructions », simplifiées mais opératoires, d’une réalité observée sous un cadre théorique et avec une approche expérimentale donnés, ils ne s’appliquent que dans des conditions précises et délimitées. Fondés sur des paramètres bien définis et articulés par des comportements identifiés comme des lois généralisables ou érigés en principes, ils possèdent enfin, comme tous les modèles scientifiques, un double rôle interprétatif et prédictif qui consiste à la fois à comprendre, à expliciter et à imaginer des applications. Quelles peuvent‐être les applications d’un modèle de l’apprendre ? Tout simplement l’explicitation d’observations en situations d’enseignement et la génération d’une pédagogie, fondée sur les paramètres et les principes mis en valeur par le modèle. On prendra toutefois garde à ne pas confondre les deux, ce qui reviendrait à confondre apprendre et enseigner (Giordan, 1994). Dans ce cadre, on évitera de considérer qu’un modèle de l’apprendre puisse être programmatique : ce sont ses applications seules qui pourront définir un cadre programmatique pour l’enseignement. Dans son acception scientifique, le modèle de l’apprendre ne constitue donc jamais une « méthode », un idéal à atteindre ou un exemple à suivre (qui constituent il est vrai d’autres définitions du terme « modèle » dans le langage courant), ce qui reviendrait à le confondre avec ses applications. La confusion est pourtant possible, comme lorsque Joyce, Weil & Calhoun (2003) écrivent : « A model of teaching is a description of a learning environment, including our behavior as teachers when that 30 model is used. These models have many uses, ranging from planning lessons and curriculums to designing instructional materials, including multimedia programs ». Le type de modèle dont il est question ici relève des « modèles d’enseignement », qui s’apparentent plus à des ensembles cohérents de recommandations pédagogiques qu’à de véritables modèles, au sens scientifique du terme. Une difficulté terminologique qui nécessite quelques considérations supplémentaires. 2.1.3.4. Théories éducatives et modèles d’enseignement En matière d’éducation comme de médecine, le régime de production des connaissances le plus pertinent n’a pas toujours été exclusivement celui qui adoptait une démarche expérimentale et scientifique. En dépit de l’émergence des « sciences » de l’éducation, bien des principes et axiomes hérités des pédagogues les plus célèbres n’ont pas été prouvés scientifiquement, sans pour autant qu’ils soient faux. Il existe en effet des régimes de production de connaissances alternatifs à la science, dont la légitimité se fonde sur d’autres normes et d’autres valeurs, et dont certains sont susceptibles d’être appliqués avec une relative pertinence à des sujets aussi complexes que l’éducation ou la santé, en l’absence de moyens scientifiques réellement puissants, comme ce fut le cas jusqu’à nos jours pour ce qui concerne l’éducation. A partir du travail du sociologue Lagrange, et avec l’aide de Cadic, nous avons en l’occurrence défini cinq régimes de production de connaissances, dont seul le premier s’apparente à la production scientifique (tableau 1) (Eastes in Traces, 2011). Tous les autres sont crédibles pour de larges ensembles de personnes, sans s’exclure les uns les autres : on peut être scientifique et croire en Dieu, se soigner avec des antibiotiques et à l’homéopathie… Régime de production Construit Traditionnel Immanent Militant Performatif Modalité de production Je crée des réseaux Je transmets Je me transforme Je prouve Je guéris Ce qui est vrai c’est… ce que le réseau a établi. ce qui était vrai avant. ce que le prophète (ou le gourou) a dit. ce que nous avons révélé. ce que nous provoquons. Ce n’est pas faux parce que… le réseau l’a validé. on le saurait depuis longtemps. on ne peut pas mettre sa parole en doute. on veut nous le cacher. ça marche. Exemples de pratiques La science La cosmogonie Dogon Le christianisme L’ufologie L’homéopathie, l’astrologie Tableau 1 : Différents régimes de production de connaissances et caractéristiques principales. Or la production de connaissances sur l’éducation, comme en médecine avec notamment la longue tradition des médecines dites « alternatives », a souvent procédé (et procède encore) du régime performatif, c’est‐à‐dire suivant un raisonnement du type « Ca marche, donc c’est ainsi qu’il faut procéder ». On ne peut nier qu’elle suive également de temps en temps les autres régimes, mais ces cas particuliers ne nous intéresseront pas ici, bien qu’il serait amusant de les décrypter. C’est ainsi que dans bien des cas, des pédagogues particulièrement inspirés ont pu décider de mettre en mots leur approche pédagogique, de la décrire à l’aide de concepts nouveaux et d’articulations pertinentes, construisant de ce fait des « modèles pédagogiques », voire bâtissant des « théories éducatives » complètes. Autant d’écrits et de pratiques que nous évoquerons plus loin. 31 Toutefois, de plus en plus de connaissances en matière d’éducation sont susceptibles de provenir des sciences cognitives qui, pour leur part, relèvent bien du régime « construit ». L’analogie entre éducation et médecine est une fois encore particulièrement pertinente si l’on se réfère à la conception de Bruer (1993), selon laquelle les sciences cognitives entretiennent avec l’éducation le même rapport que la biologie avec la médecine. Cette comparaison, qu’Andler nomme « équation de Bruer », fixe à la fois la portée et les limites des sciences cognitives en la matière, soulignant en particulier combien la médecine ne peut être réduite à la biologie, compte tenu de « la distance séparant la science de la pratique, d’autant plus grande que la pratique en question est massivement collective et insérée à de multiples niveaux dans la politique, l’économie, la culture et les normes » (Andler, 2008). Que deviennent alors la didactique et les sciences de l’éducation traditionnelles, dans le cadre de cette équation ? Comparées au registre de la médecine, nous pensons qu’elles peuvent être rapprochées de l’épidémiologie, cherchant à collecter des idées générales sur l’éducation, des mesures et propositions en matière de santé publique (notamment à travers la réflexion sur le rôle de l’école), de la réflexion sur les pratiques médicales (qui constituent alors le pendant de la réflexion sur les outils pédagogiques), voire de l’approche psychologique de l’action thérapeutique. Leurs outils ne sont pas ceux de la médecine technologique ‐ ceux‐là seront l’apanage des sciences cognitives ‐ mais bien plutôt les petits instruments du médecin généraliste : thermomètre, stéthoscope, tensiomètre… voire parfois du spécialiste pour les branches spécialisées de la didactique. De même, leurs théories sont plutôt intuitives, émanant de la pratique et de la compréhension directe du terrain. Dans la suite, nous parlerons de pédagogie théorisée pour désigner cette approche qui, en des termes épistémologiques, pourrait être qualifiée d’inductive. Mais ce sont bien des « modèles d’enseignement », et non des modèles d’apprentissage, qui résultent le plus souvent de cette approche déductive. Et quand bien même ils sont nourris de réflexions sur la manière d’apprendre des élèves, nombre d’entre eux ne peuvent se prévaloir de l’acception scientifique du terme. 2.1.4. Rôles et usages des modèles de l’apprendre 2.1.4.1. Modèles d’apprentissage explicites et implicites Ces considérations conduisent à distinguer les modèles que nous qualifierons d’« explicites » et d’« implicites ». Les modèles explicites sont ceux qui formalisent les manières d’apprendre et les processus d’apprentissage. De leur élaboration théorique naissent des applications qui sont notamment, puisqu’il s’agit d’apprentissage, d’ordre pédagogique. Ceux des sciences de l’éducation sont phénoménologiques, ceux des sciences cognitives sont déterministes. A l’inverse, les modèles implicites sont ceux qui sous‐tendent, souvent inconsciemment, les pédagogies intuitives et empiriques, c’est‐à‐dire non déduites directement des modèles théoriques mentionnés ci‐ dessus. Ils constituent à la fois les paradigmes pédagogiques qui déterminent les méthodes pédagogiques déployées par l’enseignant et ses « représentations naïves » sur l’apprentissage, qui l’influencent dans sa manière d’enseigner sans nécessairement qu’il s’en rende compte. Or la « théorisation pédagogique » que nous évoquions plus haut a tout de même conduit certains pédagogues à formaliser les modèles de l’apprendre implicites qui sous‐tendaient leurs pratiques empiriques, et à bâtir sur cette base des modèles d’apprentissage « explicités ». Fondés sur de larges expériences et une grande intuition héritée d’une longue pratique, ils ont pu conduire à la formulation de connaissances pertinentes, comme nous le verrons plus loin. Mais cette approche est aujourd’hui relativement contestée pour son manque de rigueur scientifique, ce qui conduit même certains chercheurs en sciences cognitives à qualifier les modèles ainsi formulés de « modèles pré‐scientifiques » (Ramus, 2008). De leur côté en effet, les sciences cognitives peuvent se permettre de viser un degré de scientificité bien plus grand dans ce champ d’étude, grâce aux synergies établies par la fédération et la convergence de disciplines aussi diverses que la philosophie, la linguistique, l’intelligence artificielle, la psychologie et la neurobiologie, mais aussi grâce aux lourds 32 moyens financiers dont elles disposent, permettant notamment la mise en place de puissantes techniques expérimentales telles que l’imagerie par résonnance magnétique ou l’eye‐tracking, et grâce enfin à un cadre théorique et des paradigmes expérimentaux très structurés (Andler, 2004). Et en effet, elles tentent à présent de construire des modèles théoriques explicites préalables, certes fondés sur l’observation, mais selon des méthodes expérimentales performantes, et bien que leur champ d’investigation reste encore relativement étroit. Le risque est cette fois de voir apparaître des résultats théoriques déconnectés des réalités de la classe et de la société, tant l’étude du cerveau d’un élève ne saurait permettre de comprendre le comportement global de ce dernier lorsqu’il est placé dans ses multiples environnements scolaires, familiaux, politiques ou religieux. C’est pourquoi l’approche la plus pertinente consiste probablement en une collaboration étroite entre chercheurs en sciences cognitives, didacticiens et pédagogues, les uns apportant leur rigueur théorique et expérimentale au profit des autres, véritables spécialistes de l’éducation. Le dialogue peut alors passer dans un autre régime : celui de l’evidence based education (éducation fondée sur la preuve) (Kirsch, 2008). Andler (2008) écrit ainsi : « Chacun – et c’est heureux – a sa petite idée sur l’éducation, comme on en a sur les accidents de la route, sur la baisse de la natalité ou sur l’économie. Mais ces idées sont généralement peu robustes, souvent contradictoires, et s’effritent souvent dans la confrontation. Pour les dépasser, nous devons, sans oublier nos humanités, nous mettre à l’école des sciences et nous soumettre à la discipline de l’expérience ». La recherche de Dweck sur les théories naïves de l’intelligence, évoquée au paragraphe 3.4.2.3. Niveaux de contribution et d’implications, illustrera ce point de manière particulièrement pertinente. 2.1.4.2. La dialectique cognition appliquée ‐ pédagogie théorisée Considérant les deux rôles (prédictif et interprétatif) des modèles de l’apprendre, il existe au moins trois manières bien distinctes d’en concevoir l’usage. La première, par opposition à l’approche inductive mentionnée plus haut, sera qualifiée de déductive : elle consiste à considérer un modèle théorique explicite, élaboré par un protocole expérimental rigoureux en laboratoire, voire corroboré par des clichés d’imagerie cérébrale, et à en déduire des instructions pour la pratique : on parlera de didactique (ou de cognition) appliquée. C’est ce qui se produit par exemple lorsqu’on se fonde sur un modèle cognitif de la lecture tel que celui développé par le Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique de l’Ecole normale supérieure à Paris (Christophe, 2008), pour en préconiser une approche syllabique pour les mauvais lecteurs et une approche globale pour les bons lecteurs, comme nous le verrons dans le paragraphe 3.4.4.2. Les mécanismes de la lecture. La seconde approche, variante de la première, consiste à observer une situation de médiation ou d’enseignement quelconque, et à se demander par lequel des modèles explicites à disposition elle se trouve être la mieux représentée. La description dudit modèle permet alors non seulement de mieux comprendre ce qui s’y joue, mais également d’y apporter des perfectionnements éventuels. La troisième approche se réfère aux modèles implicites des enseignants et consiste à se poser la question suivante : « A partir de l’observation de la situation pédagogique mise en place, puis‐je déduire à quel modèle explicite de l’apprendre correspond la manière implicite dont l’enseignant conçoit les processus d’apprentissage de ses élèves ? ». Cette « manière de concevoir l’apprentissage » constitue en effet, dans ce cas, son modèle implicite d’apprentissage, qu’il est parfois possible de relier à un modèle explicite existant. Il devient alors possible de faire prendre conscience à l’enseignant des limites de la pédagogie associée à ce modèle, de manière à faire évoluer son modèle implicite. A l’inverse, on ne saurait considérer un modèle explicite théorique sans faire référence à sa pertinence éducative réelle, à sa validité en situation d’apprentissage et à sa concordance avec des pratiques pédagogiques à l’efficacité avérée. Il est même probable que la plupart des modèles théoriques explicites émanent d’intuitions initiales relevant de la pédagogie théorisée, avant qu’ils ne soient formalisés et éprouvés. 33 Ainsi, comme c’est le cas de toute discipline scientifique, il ne devrait pas être nécessaire de faire un choix entre les approches inductive et déductive lors de l’élaboration de théories de l’apprendre. Au contraire, l’analyse de toutes les correspondances entre les modèles d’apprentissage et leurs pédagogies associées met en évidence un dialogue entre ces deux approches, seul susceptible de faire émerger les résultats les plus pertinents, grâce à des allers‐retours entre la formalisation théorique et l’observation pratique. La figure 3 illustre ces allers‐retours : d’un modèle explicite peut être déduite une pédagogie générale, exprimée dans un mode pédagogique particulier qui pourra même éventuellement conduire à non plus un mais une mode. A l’inverse, une mode pédagogique quelconque, exercée dans un mode donné, pourra parfois servir de support et de point de départ à une pédagogie plus générale, caractérisée par un modèle d’apprentissage implicite chez l’enseignant qui, une fois théorisé, pourra conduire à un modèle explicite. Figure 3 : Dialectique entre pédagogie théorisée et didactique/cognition appliquée. C’est la démarche que nous nous proposons d’adopter dans cette étude, dans le cadre de la formalisation du modèle allostérique de l’apprendre. Dès sa conception, ce modèle s’est trouvé à l’interface entre expérimentation et théorisation, entre intuition et validation. Notre objectif consiste à prolonger cette dialectique en le formalisant pour en déduire davantage d’applications pédagogiques à travers des « environnements didactiques » détaillés tenant compte de tous les leviers de l’apprentissage, mais également à l’éprouver expérimentalement pour mieux comprendre « comment on apprend ». 2.2. Théories éducatives et modèles d’apprentissage 2.2.1. Les grandes traditions pédagogiques 2.2.1.1. Préambule Dans l’histoire, ce lien étroit et souvent implicite entre théories éducatives, modèles d’enseignement, paradigmes de la pensée et pédagogies n’a pas conduit à l’explicitation systématique de modèles d’apprentissage tels que nous les avons définis plus haut. Au contraire, il est souvent difficile de comprendre si les écrits des pédagogues relèvent plus de la didactique appliquée ou de la pédagogie théorisée, tout comme il est difficile de distinguer les présupposés théoriques sur lesquels leurs conceptions reposent des préceptes pédagogiques qui leurs sont liés. Notre sujet d’étude étant l’apprentissage, et le modèle que nous souhaitons développer se voulant avant tout un modèle scientifique au niveau de sa forme comme de son utilité et de sa validation, nous serions tenté de vouloir réserver les vocables de modèle et de théorie aux objets académiques qui vérifient un minimum de critères de scientificité, tels que décrits par les épistémologies de Popper (1935), Kuhn (1970) ou Lakatos (1976). Toutefois, il n’est pas possible de faire abstraction de l’emploi de ces termes dans la littérature ; c’est pourquoi, dans la suite de cette partie 2. Etat de la question, 34 nous les adopterons hors de cette contrainte de scientificité lorsqu’ils auront été employés par les auteurs que nous citerons. Ce sera bien entendu le cas de la plupart des « modèles pédagogiques » et autres « modèles d’enseignement » déjà évoqués (relevant plus de « méthodes » que de véritables modèles descriptifs), mais également d’un grand nombre de courants pédagogiques que l’histoire aura requalifiés en « théories éducatives ». En effet, si la réflexion sur l’éducation a depuis longtemps été davantage menée sous le signe de l’empirisme et de l’habitude que fondée sur de véritables preuves, elle s’est presque toujours accompagnée de réflexions sur la pensée. Que les théories éducatives reposent sur des modèles d’apprentissage explicites ou implicites, elles peuvent en général êtres reliées à un paradigme particulier en termes de conception de la nature et du fonctionnement de l’esprit humain. Nous tenterons donc de décrire l’immense variété de ces théories éducatives en faisant ressortir autant que possible les modèles de pensée ou d’apprentissage sur lesquels elles reposent, de manière à pouvoir ensuite nous appuyer sur ces modèles pour les comparer au modèle allostérique, nous limitant aux approches qui permettent d’expliciter a minima ces modèles de pensée. 2.2.1.2. Une immense variété d’approches La réflexion sur la manière dont on apprend n’est pas véritablement nouvelle. Depuis Locke (1693) et Condillac (1746) au moins, on cherche à expliquer les mécanismes mis en œuvre dans le fonctionnement de la pensée. Après les philosophes, ce furent les psychologues qui s’intéressèrent à la question, et dans leur sillage les didacticiens, les théoriciens de l’information, les neurobiologistes et les cognitivistes. Le XXe siècle fut, à cet égard, extrêmement riche ; en témoignent les multiples courants pédagogiques qui virent le jour durant cette période, expressions des différentes tentatives d’explicitation de l’apprendre. Compte tenu de la diversité de leurs origines et la grande variété des postulats sur lesquels elles reposent, il est très difficile de faire émerger des critères simples permettant une catégorisation non équivoque des théories éducatives. Il n’est probablement pas nécessaire de rappeler que l’éducation n’est pas qu’une question d’apprentissage, et qu’à celle de la performance de l’élève s’ajoutent des problématiques d’ordres culturels, sociaux, politiques ou économiques ; ces questions ont été développées par Eastes & Pellaud (2008). Ainsi, tel auteur pourra prôner telle approche pédagogique plutôt que telle autre, non pas pour son efficacité en termes d’apprentissage mais pour la sociabilisation qu’elle permet ou les valeurs qu’elle véhicule. En outre, la variété des inspirations de ces diverses théories complique encore leur classification : psychologiques, épistémologiques, cybernétiques, cognitives, sociologiques, technologiques, voire humanistes et spiritualistes… autant d’origines s’exprimant selon des approches phénoménologiques, déterministes, expérimentales, philosophiques... Il apparaît toutefois possible de distinguer quatre grandes traditions éducatives si l’on se concentre sur la question des apprentissages, chacune semblant s’appuyer sur un modèle d’élaboration de la pensée différent, voire sur un cadre théorique et des paradigmes pédagogiques distincts. Même si ces modèles n’y sont pas souvent formulés explicitement et même s’il existe des propositions hybrides, les frontières entre ces quatre traditions sont bien sûr poreuses. Nous nous proposons toutefois de les expliciter après avoir décrit les théories éducatives correspondantes. Le panorama qui suit est très largement inspiré des travaux du LDES, sous la direction d’André Giordan4. 2.2.1.2. Quatre grandes traditions La première tradition, celle du modèle transmissif et dite « empiriste », conçoit la capacité d’apprentissage comme une simple mécanique d’enregistrement. Effectuée par un cerveau « vierge » et toujours disponible, l’acquisition d’un savoir est le résultat direct d’une transmission. La pédagogie qui découle de ce mode d’apprentissage implicite, souvent nommée « frontale », suppose seulement 4 Giordan, A. Notes séminaire de recherches, LDES, 2006‐07. 35 une relation linéaire et directe entre un émetteur (enseignant, journaliste, médiateur), détenteur d’un savoir et un récepteur (élève ou grand public) qui mémorise des messages. Dans l’enseignement, elle se traduit par des cours magistraux et des expériences guidées par des modes opératoires directifs ; au musée, par l’exposition d’objets ou de documents accompagnée de cartels explicatifs. La deuxième, celle du modèle behavioriste, repose sur un entraînement promu au rang de principe et reconnaît trois grandes variables dans le processus : l'environnement qui stimule, l'organisme qui est stimulé et le comportement ou la réponse de l'organisme à la stimulation. Elle conduit à concevoir des situations pédagogiques accompagnées de questions susceptibles de réponses immédiates. L’apprentissage est favorisé par des « récompenses » (renforcements positifs) ou des « punitions » (renforcements négatifs). A travers un tel conditionnement, l’individu finit par adopter le comportement adéquat, celui qui lui évite les renforcements négatifs. La troisième tradition, celle du modèle constructiviste, suppose implicitement que l’apprendre n’est pas affaire de transmission mais de « construction », où l’élève est « acteur » de l’assimilation de son propre savoir. Elle part des besoins spontanés et des intérêts « naturels » des individus, prônant leur libre expression, leur créativité et leur savoir‐être. Elle met en avant la découverte autonome ou encore l’importance des tâtonnements. Figure 4 : Principes de base des différents modèles de l’apprendre (d’après Giordan, 2010). La quatrième tradition enfin, celle du cognitivisme, repose sur la capacité que les sciences cognitives se sont construite d’avoir un accès direct au cerveau, à sa structure, à sa plasticité, à son activité et à son évolution. Après avoir été des sciences humaines pendant des décennies, voire des siècles, certaines 36 branches des sciences de l’éducation commencent à relever des sciences expérimentales objectives, fondées sur des observations directes et non plus des interprétations statistiques, des élaborations théoriques formelles et déterministes et non plus phénoménologiques et qualitatives. Leurs applications sont encore peu médiatisées, mais c’est dans le champ des technologies numériques pour l’éducation qu’elles semblent pour le moment les plus performantes, et notamment pour compenser les handicaps ; elles s’appuient pour ce faire sur des notions nouvelles telles que l’affordance (Norman, 1999), l’hapticité (Pasquinelli, 2008), la sensorimotricité ou l’énaction (Botvinick & Cohen, 1998)… La figure 4 schématise les modèles associés aux trois premières de ces traditions. On notera qu’à l’inverse des modèles conçus par les neurosciences, les trois modèles didactiques qui les sous‐tendent sont purement phénoménologiques. Inspirés de réflexions parfois anciennes, ils ont en effet été fondés sur une observation qualitative de situations d’apprentissage variées, et très rarement sur l’étude des processus mentaux qui y président. Pour autant, ces approches phénoménologiques de l’apprendre s’avèrent relativement performantes pour expliciter leur objet et induire des applications pédagogiques même si, comme pour la plupart des approches qualitatives, leurs faiblesses principales résident dans leurs propriétés prédictives. Ces quatre grandes traditions, auxquelles nous ajouterons une description spécifique des modèles de changement conceptuel, font l’objet des sections suivantes. 2.2.2. La tradition empiriste Les approches frontales reposent sur une transmission linéaire et directe entre un émetteur et un récepteur lors de laquelle le cerveau de l’apprenant décode l’information et l’enregistre. Plusieurs tendances peuvent être regroupées sous cette tradition générale. 2.2.2.1. Manifestations et auteurs o Les théories académiques Les théories que Giordan nomme « académiques » sont les plus fréquemment employées dans les systèmes éducatifs. Egalement appelées « rationalistes », « réalistes », « essentialistes » ou « classiques », elles focalisent leur attention sur la transmission de connaissances (Bloom, 1987). Selon Giordan, « Les pédagogies de cette tendance misent sur l’exposition des connaissances, le plus souvent disciplinaires, par un maître (Snyders, 1973 ; Houssaye, 1987). Le rôle de l’enseignant ou du médiateur consiste alors à transmettre des contenus, et celui de l’élève ou du public à les assimiler. Le cours dogmatique ou frontal où l’enseignant est face aux élèves est le plus souvent préconisé. L’excellence à viser est une structuration des idées et une progression dans leur présentation. L’effort maximum à fournir pour l’élève est dans l’écoute et dans un travail de mémorisation. Parfois celui‐ci, logiquement conçu du moins dans la culture de l’enseignant, peut s’appuyer sur des illustrations (schémas ou photos) ou encore sur des expériences qui confirment les propos du formateur. ». o Les théories épistémologiques Ce courant repose sur l’idée que l’acte d’enseignement est facilité par une meilleure connaissance des structures du savoir ou des méthodes propres à les produire et prend comme point de départ l’élaboration historique ou épistémologique du savoir. Il suppose même parfois que l’élève apprend en rencontrant les mêmes difficultés que les hommes qui, par le passé, ont élaboré les connaissances enseignées aujourd’hui et, qu’en conséquence, il est utile de le faire passer par les mêmes étapes ou errances (de Hosson & Kaminski, 2007). Ce sont les écrits de Kuhn (1970) et Popper (1935) dans les pays anglo‐saxons, ou de Bachelard (1934, 1938) dans les pays francophones, qui sont principalement mis à contribution avec les idées de changement de paradigme, de réfutabilité ou d’obstacle épistémologique. 37 Il en résulte des pratiques éducatives très diverses. Chez les tenants de Bachelard, l’enseignant essaie de repérer les obstacles et d’en expliciter la nature (Canguilhem, 1968 ; Rumelhart & Mac Lilland, 1986) en s’appuyant sur l’histoire des sciences, prévoyant ensuite pour chacun d’eux des situations pédagogiques propres à les dépasser ou à les éviter. Le plus souvent, l’enseignant essaie de faire exprimer les représentations des apprenants puis il explique en tenant compte des obstacles potentiels (Bednarz & Garnier, 1989). Notons que l’inspiration épistémologique peut également être employée pour concevoir des modèles d’apprentissage, en termes de processus et non plus seulement de contenus. C’est notamment le cas de l’origine des théories de changement conceptuel que nous aborderons plus loin. o Les théories technologiques Les théories technologiques mettent l’accent sur l’amélioration du message par le recours à des technologies appropriées. Le mot « technologie », pris dans un sens très large, comprend autant les procédures de communication (impliquant un émetteur, un récepteur, des codes…) que le matériel didactique de communication et de traitement de l’information (panneaux, projections fixes, films, bandes son, CD et DVD… (Lockard et al., 1990 ; Wager et al., 1990 ; Lapointe, 1990)). Elles sont de plus en plus centrées sur l’ordinateur et les technologies numériques, incluant l’analyse de l’usage du téléphone portable ou de Wikipedia, voire des jeux vidéo (Gaume, 2008) mettant l’accent sur les environnements informatisés d’apprentissage et sur les logiciels interactifs (Suppes, 1988 ; Bergeron, 1990). Selon Giordan (2010), « Les principes directeurs de ce courant sont la décomposition du message et sa visualisation de façon saisissante pour que l’apprenant puisse y adhérer automatiquement par une sorte d’imprégnation (Tickton, 1971). La plupart de ces approches misent actuellement sur les capacités « impressionnantes » de l’ordinateur (Kearsley, 1987 ; Lawler, 1987 ; Solomon, 1986). Celui‐ci peut facilement gérer de multiples sources d’informations (images, sons, écriture, etc.) ou permettre aux apprenants d’entrer dans des simulations (Papert, 1981). ». 2.2.2.2. Description du modèle sous‐jacent Le modèle empiriste s’appuie sur l’idée que l’apprentissage procède par des processus d’imprégnation et de mémorisation, et se réalise à travers un acte de transmission. « L'empirisme est une doctrine philosophique qui souligne le rôle de l'expérience dans la connaissance humaine, en minimisant la part de la raison. Le terme « empirisme » est dérivé du grec empeiria, qui signifie « épreuve » ou « expérience »5 ». Selon ce modèle, tout ce que l'enfant sait provient d'une expérience vécue. Le premier à émettre cette hypothèse est le philosophe anglais John Locke (1632‐ 1704) : « Il n'est rien dans l'intellect, qui n'ait auparavant été dans la sensation », écrit‐il. Dans son Essai sur l’entendement humain (1693), il présente l’idée ‐révolutionnaire pour l’époque‐ que nos images, nos pensées sont le fruit de notre seule expérience. Contrairement aux penseurs Rationalistes de l’antiquité et de son époque qui ne jurent que par une raison innée, Locke développe une vision du cerveau qui est celle d’une tabula rasa, c’est‐à‐dire « un tableau vierge » ou encore « une pièce sans meubles ». Cette vision est également celle de Condillac (1754) qui décrit l'esprit humain comme un « objet de cire conservant en mémoire les empreintes qu'on y a moulées », considérant ainsi que le savoir s’imprime dans la tête de l’élève comme on pourrait l’imprimer sur une cire vierge. Giordan identifie trois postulats sous‐tendus par ce modèle. Il suppose en premier lieu la neutralité de l’apprenant. Quel que soit le contenu, ce dernier doit pouvoir enregistrer « l’expérience » des autres. Faisant fi de ses convictions initiales qu’il s’agit d’ignorer, l’élève est supposé entrer directement dans une proposition qui lui est formulée par celui qui détient le savoir. Selon Giordan (2010), 5 Hachette multimédia (2001) – en ligne. 38 « L’apprendre dans ce cas suppose seulement une relation linéaire et directe entre un émetteur (l’enseignant), détenteur d’un savoir et un récepteur (l’élève) qui enregistre une suite de messages proposées suivant une logique préalable. Pour faire passer son message, l’enseignant postule qu’il lui suffit de présenter ou d’expliquer, éventuellement d’argumenter. ». Le second postulat repose sur la transparence d’une transmission de connaissances finement découpées. Si l'enchaînement du cours a été bien pensé, les difficultés graduées, un élève qui « joue le jeu » ne doit pas rencontrer d'obstacles à la compréhension. Formulée par la plupart des pédagogues du XVIIème et XVIIIème siècles, cette proposition s’est généralisée sous le dogme : pour apprendre, il suffit d’être en situation de réception. Le rôle de l’enseignant est d’exposer clairement, de montrer avec conviction, éventuellement de répéter. Enfin, le troisième postulat envisage le décodage et la mémorisation de chacune des informations traitées séparément comme un simple processus de stockage. Son organisation est supposée immédiate, quelques exercices de mémorisation et d'application pouvant éventuellement venir la renforcer. Pour ancien qu’il est, ce modèle n’est toutefois pas totalement dépassé si l’on considère que, comme tout modèle, il possède un domaine d’application particulier. Car en effet, il décrit relativement bien certains apprentissages du nourrisson et l’apprentissage d’une langue nouvelle par immersion et imprégnation, ou encore la manière dont on peut apprendre à la lecture d’un livre, à l’écoute d’une conférence et plus généralement dans toute situation de transmission frontale d’un savoir ou d’apprentissage « par cœur » (figure 5). Cette idée ne se limite d’ailleurs pas aux seules connaissances et peut être étendue aux autres types de savoirs. L’expérience montre par exemple qu’il arrive qu’un enfant joue mieux au tennis en période de retransmission télévisée d’un tournoi international qu’il regarde plusieurs heures par jour6. Figure 5 : Illustration humoristique de l’apprentissage par cœur. Mais force est d’admettre que le domaine d’application de ce modèle s’avère extrêmement restreint, les postulats évoqués plus haut impliquant des caractéristiques pédagogiques dont l’absence constitue autant d’obstacles souvent insurmontables pour apprendre. 6 Notes personnelles. Entretien avec un entraîneur de tennis. 39 2.2.2.3. Caractéristiques des pédagogies dérivées Le modèle empiriste sous‐tend donc implicitement ou explicitement l’ensemble des « pédagogies frontales », où « celui qui sait » divulgue son savoir à « celui qui ne sait pas ». Sa concrétisation classique est le cours ex‐cathedra lors duquel l’...
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...…fois comme faisant elles‐ mêmes partie de l’écologie conceptuelle. Özdemir & Clark écrivent notamment à ce propos (2007) : « Misconceptions are […] not only inaccurate beliefs; misconceptions organize and constrain learning in a manner similar to paradigms in science ». Une …...
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Additional excerpts
...…est sérieuse et durable, et que les premières vont « graduellement, mais plus rapidement qu’on ne l’imagine peut‐être, s’inscrire au cœur de la pensée de [la seconde] ». En guise d’illustration de ces rapports encore restreints mais prometteurs, les paragraphes suivants …...
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