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Sociologie et sociétés
Première partie : récits publics, biens du commun / Public Accounts, common goods
L’introuvable authenticité du récit ouvrier
The unfindable authenticity of the worker's narrative
Corinne Grenouillet
Volume 48, numéro 2, automne 2016
Sociologie narrative : le pouvoir du récit
Narrative sociology: the power of storytelling
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1037713ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1037713ar
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Éditeur(s)
Les Presses de l’Université de Montréal
ISSN
0038-030X (imprimé)
1492-1375 (numérique)
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Citer cet article
Grenouillet, C. (2016). L’introuvable authenticité du récit ouvrier. Sociologie et
sociétés, 48(2), 45–62. https://doi.org/10.7202/1037713ar
Résumé de l'article
Partant de la définition de l’authentique écrivain prolétarien donnée par Henry
Poulaille dans les années 1930, cet article s’interroge sur la pérennité et la
validité d’une telle conception aujourd’hui. Il est demandé à l’auteur ouvrier de
raconter, de témoigner — et cette demande sociale, parfois explicitée, est tout
d’abord replacée dans « l’ère du témoin » ou du « storytelling ». Or, il s’avère
d’une part que la plupart des récits ouvriers publiés au tournant du xxi
e
siècle
privilégient d’autres configurations que l’agencement narratif, qu’ils mêlent
discours et récit, choisissant d’autres formes que le récit (le journal, le
fragment, le portrait par exemple). La lisibilité et la diffusion éditoriale de ces
récits exigent d’autre part l’intervention de passeurs : sociologues, journalistes,
enseignants, hommes et femmes de l’ombre éditoriale, sans lesquels ils restent
lettre morte, ce qui invalide l’idée d’une production spontanée ou totalement
originale.
Sociologie et sociétés, vol. xlviii, n
o
2, automne 2016, p. 45-62
L’introuvable authenticité
du récit ouvrier
corinne grenouillet
Configurations littéraires (EA 1137)
Université de Strasbourg
Courriel : corinne.grenouillet@unistra.fr
D
ans les années 1930, héritier de Georges Sorel et de Pierre-Joseph Proudhon
(Arvidsson, 1988), Henry Poulaille a défendu l’idée que seul un prolétaire, c’est-
à-dire un homme ou une femme travaillant de ses mains et ne disposant que de sa force
de production, pouvait être un authentique « écrivain prolétarien », le producteur d’un
authentique récit de ses conditions de travail. Lui-même, dans ses romans, disait avoir
« cherché l’authentique plus que l’artistique » (Poulaille, 1931 : 679). Restituer avec
justesse les conditions de vie et de travail d’un prolétaire, exigeait, à ses yeux, d’en être
un soi-même, fidèle à sa classe d’origine ; cette fidélité s’exprimait nécessairement dans
le refus de « monter » (c’est-à-dire progresser dans la hiérarchie sociale en devenant un
transfuge de classe), donc dans le choix de rester dans sa classe, dite — à l’époque —
« la classe ouvrière ».
Notre époque n’est plus celle de Poulaille : elle a consacré la validité du projet de
l’ascension sociale ; le monde ouvrier, « abandonné de son rêve » (Verret, 1992), ne
revêt aucun attrait aux yeux des jeunes (Beaud et Pialoux, 1999, chapitre II) ; les
ouvriers constituent un groupe, hétérogène depuis toujours (Vigna, 2012), mais
aujourd’hui socialement dévalué, et où se sont érodées les solidarités syndicales et
politiques d’antan. L’idée de devenir ou de rester ouvrier par choix et non par nécessité
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sociologie et sociétés • vol. xlviii.2
semble relever d’une utopie obsolète. Le prolétaire « authentique », au sens de Poulaille,
arc-bouté sur sa fidélité de classe, apparaît donc, à l’époque de l’individualisme triom
-
phant et du délitement du sentiment d’appartenance à une « classe » sociale, comme
un archaïsme. Pourtant on peut se demander si cette conception de l’authenticité
n’informe pas toujours les attentes des éditeurs comme des lecteurs d’écrits ouvriers.
On se propose d’examiner ici cette question à travers quelques témoignages ouvriers
publiés.
L’esprit de Poulaille perdure de toute évidence à travers la conviction — de cer
-
tains éditeurs, de certains sociologues — qu’il est non seulement possible mais néces-
saire de donner à entendre les « voix d’en bas », émises par ceux qui accomplissent les
travaux les plus déconsidérés. Qu’ils exercent des travaux de manutention dans des
sociétés de service ou dans la logistique plutôt qu’une activité de sidérurgiste ou de
mineur, les hommes et les femmes qui ne disposent (et n’ont à proposer) que de leur
force de travail constituent encore une majorité de la population active. Comment faire
entendre leurs voix et leurs récits ?
Un authentique récit ouvrier serait énoncé, aujourd’hui comme en 1930, par un
prolétaire qui n’aurait pas quitté sa classe et qui en serait l’émetteur (authentique, au
sens de Poulaille) ; il relèverait d’autre part d’une forme particulière (le récit) suscep
-
tible de rendre compte de l’expérience vécue (d’une expérience réelle, authentique).
Ces deux propositions me semblent dessiner l’horizon d’attente, toujours valide, du
récit ouvrier du xxi
e
siècle. Tout se passe en effet comme si le récit, aujourd’hui, devait
offrir un accès évident (« naturel ») à l’expérience nue. Ainsi, une condition implicite
préside-t-elle à l’écriture et surtout à la publication des voix ouvrières : que ces voix
racontent, qu’elles témoignent. En quoi le récit serait-il une forme plus appropriée
qu’une autre pour offrir l’accès à l’expérience laborieuse de l’ouvrier ? L’injonction de
raconter est un trait d’époque qui mérite d’être interrogé. Pour tenter d’y voir plus clair,
je développerai trois points :
1. Comment comprendre cette injonction de raconter alors même que le récit n’est
jamais un « type » textuel pur ?
2. Les auteurs de témoignages (d’expériences laborieuses) se cantonnent rarement
dans le récit : leurs textes sont envahis par une subjectivité qui analyse et juge,
subjectivité parfois nourrie des lieux communs en circulation au moment où ils
écrivent mais qui peut aussi révéler une compréhension approfondie des situations
sociales.
3. L’intervention des écrivains (dans le domaine de la littérature) ou des sociologues
(dans celui de la sociologie) tend à montrer que le récit ouvrier n’a de portée
qu’autant qu’il est retravaillé, interprété, et souvent mis en texte par des spécialistes
de l’écriture (enseignants, professeurs, éditeurs, écrivains). Dès lors, que signifie,
dans ce contexte, un récit « authentique » ?
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L’introuvable authenticité du récit ouvrier
i. d’où vient l’injonction de raconter ?
De qui est-elle le fait ? Et qu’est-ce que raconter veut dire ? …
Raconter est assurément une nécessité anthropologique : avant même toute « mise en
intrigue », la précompréhension de la vie et de l’agir humains s’appuie sur des éléments
qui ont partie liée avec la narration (les actions humaines ont des buts, des agents, des
issues comme dans un récit — Ricœur, 1983 : 109-110) ; puis le récit donne son sens
au temps vécu en le configurant en temps « humain » (Ricœur, 1983 : 105). L’identité
humaine relèverait elle aussi d’un régime narratif : « les récits nous forment et nous
révèlent ce que nous sommes » (Grondin, 2013). C’est sans doute la raison qui explique
que raconter est une des compétences orales et écrites les plus précocement dévelop
-
pées dans l’enseignement élémentaire du français ; en France, les Instructions officielles
du ministère de l’Éducation nationale mettent en avant depuis longtemps les récits, en
réception — contes puis « romans de jeunesse » — mais aussi en production : rédiger
la suite d’une histoire, modifier un récit, raconter une aventure ; cette compétence
s’acquiert avant que l’enseignement secondaire et supérieur ne s’attache à développer
la capacité à argumenter et à disserter
1
.
Nous nous sommes intéressée (Grenouillet, 2015) à un type particulier de récit :
les récits d’expérience laborieuse publiés à compte d’éditeur par des travailleurs (pas
tous ouvriers) souhaitant aujourd’hui faire connaître — au-delà d’un cercle restreint
d’amis ou de connaissances — leurs conditions de travail, présentes ou passées. Ces
récits s’inscrivent généralement dans le genre du témoignage, et supposent une énon
-
ciation personnelle et un pacte contracté avec le lecteur : l’auteur, qui est narrateur de
son récit, s’engage à dire la vérité sur un ou des événements, comme sur les pratiques
sociales dont il a été « témoin oculaire », et bien souvent acteur, dans un triple but de
transmission, de mémoire (hommage aux compagnons disparus), voire de mise en
garde des générations futures (Dulong et Lacoste). Cette recherche manifestait le désir,
de notre part, de rendre compte de récits ouvriers authentiques et nous avons cru
identifier ceux-ci dans le genre testimonial. Le témoignage arrive sur la scène littéraire
française au moment du grand massacre de masse que fut la Première Guerre mon
-
diale. Les soldats avaient alors majoritairement appris à lire et à écrire, bénéficiant du
développement de l’instruction publique tout au long du xix
e
siècle (lois Guizot puis
Ferry), de sorte qu’on peut dire que le témoignage est le corollaire de l’alphabétisation
et de l’apprentissage de la narration écrite. De ce genre modeste, inventé par les petits
et les sans-grades, les prolétaires d’aujourd’hui ont hérité lorsqu’ils prennent la plume
(ou s’installent devant leur l’écran) et s’emploient à retracer leur expérience laborieuse.
1. « Faire un récit structuré (relations causales, circonstances temporelles et spatiales précises) et
compréhensible pour un tiers ignorant des faits rapportés ou de l’histoire racontée » est la première des
compétences à acquérir en Cycle 1 (« Progressions pour le cours préparatoire et le cours élémentaire pre
-
mière année », Bulletin officiel juin 2008, janvier 2012. En ligne sur : http://eduscol.education.fr/cid58402/
progressions-pour-l-ecole-elementaire.html, page consultée le 29 mai 2016).
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Nous avons dû pourtant nous rendre à l’évidence : les témoignages ouvriers sont
peu nombreux et concernent rarement l’écriture du travail (laquelle était l’objet de
notre questionnement).
Au cours du siècle passé, la demande de récits n’a cessé de croître : elle émane de
la société tout entière, du monde du livre (les récits de vie remplissent les étalages des
librairies ; cf. Lejeune, 1989) et plus généralement du monde de l’écrit (les blogs ou les
réseaux sociaux sont emplis de récits), et a partie liée avec l’ère du témoin dans laquelle
nous sommes entrés (Wievorka, 1998). Concernant le monde ouvrier, elle a accompa
-
gné le projet politique et littéraire de l’écriture prolétarienne, porté dans les années
1930 par des courants politiques de gauche : les prolétariens autour d’Henry Poulaille,
les populistes et les communistes. Ces derniers entendaient fonder cette littérature
prolétarienne sur les témoignages de correspondants ouvriers, imités des rabcors sovié
-
tiques, installés au cœur des usines (Péru, 1991) ; des ouvriers ont été encouragés à
écrire par le journal communiste L’Humanité, mais cette expérience eut peu d’effet,
sinon la publication du livre Des ouvriers écrivent aux Éditions sociales internationales
(1934).
Une mythification du peuple élaborée à l’époque romantique et revivifiée par le
communisme et le marxisme était sous-jacente à cette croyance en la capacité des
ouvriers à témoigner de leur vécu et à la conviction qu’il suffisait de les solliciter pour
obtenir des témoignages dignes de publication (fût-ce dans un journal quotidien). En
1935, Simone Weil croyait elle aussi à la participation narrative spontanée à un journal
intérieur, lorsque s’adressant aux ouvriers des fonderies de Rosières à Vierzon, elle leur
demandait :
Chers amis inconnus qui peinez dans les ateliers de R., je viens faire appel à vous […] je viens
vous demander de bien vouloir prendre une plume et du papier, et parler un peu de votre
travail.
(Weil, 1935 : 323)
D’autres courants ont accordé leur attention aux témoignages laborieux : la sociologie
de l’École de Chicago des années 1920 qui, la première, utilisa les matériaux de l’auto
-
biographie, de la correspondance personnelle, ou des histoires de vie, puis l’ethnologie
qui recourut aux histoires de vie dans des livres restés célèbres
2
, l’observation sociolo-
gique participante (du travail à la chaîne chez Peugeot par exemple) (voir Hatzfeld,
2002), jusqu’à la sociologie clinique, qui recueille (et suscite) des histoires de vie dans
le but de formation personnelle (Oroffiama, 2002). Cette demande sociale est donc
moins portée par un courant politico-littéraire assimilable à la littérature prolétarienne
des années 1925-1935 qu’elle n’a essaimé dans les attentes et les pratiques des sciences
humaines et sociales (psychologie sociale, sociologie clinique et désormais « sociologie
narrative ») ; elle a également contribué à dessiner des attentes éditoriales, formulées de
2. De Soleil hopi : l’autobiographie d’un Indien hopi de Don C. Talayesva au Cheval d’orgueil :
mémoires d’un Breton du pays bigouden de Pierre Jakez Hélias, tous deux publiés dans la coll. « Terre
Humaine » chez Plon.