Histoire de l’éducation
142 | 2014
Lesassociationsdespécialistes:militantismeet
identitésprofessionnelles(XX
e
-XXI
e
siècle)
Enseignement70:ungroupehybrideentre
mouvementd’éducationetassociationde
spécialistes
The Enseignement70 group: between pedagogical movement and subject
association
PatriciaLegris
Éditionélectronique
URL : https://journals.openedition.org/histoire-education/2938
DOI : 10.4000/histoire-education.2938
ISSN : 2102-5452
Éditeur
ENS Éditions
Éditionimprimée
Date de publication : 31 décembre 2014
Pagination : 129-155
ISBN : 978-2-84788-651-1
ISSN : 0221-6280
Référenceélectronique
Patricia Legris, « Enseignement 70 : un groupe hybride entre mouvement d’éducation et association
de spécialistes », Histoire de l’éducation [En ligne], 142 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2016,
consulté le 20 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/2938 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/histoire-education.2938
© Tous droits réservés
Histoire de l’éducation | n
o
142 | 2014 |
129-155
Enseignement70: un groupe hybride
entre mouvement d’éducation
et association de spécialistes (1961-1973)
Patricia Legris
L’engagement des enseignants peut revêtir des formes différentes: syndicats,
associations de spécialistes, mouvements éducatifs, groupes de recherche, etc.
Nombre de travaux portant sur leur militantisme se concentrent sur l’étude du
travail partisan et syndical
1
, et sur les formes d’action collective convention-
nelles
2
. Les engagements dans les syndicats d’enseignants nous sont relative-
ment bien connus
3
(la Fédération de l’Éducation nationale – FEN
4
, le Syndicat
national des enseignants du second degré –SNES
5
, des instituteurs– SNI
6
, le
1 Cette remarque peut également être faite pour d’autres champs de recherches en sciences sociales:
Olivier Fillieule, Nonna Mayer, « Devenir militant », Revue française de science politique, vol. 51, n
o
1-2,
février- avril2001, p. 19-25.
2 Nous reprenons ici la dénition proposée par Fréderic Sawicki et Johanna Siméant, « Décloisonner
la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux
français », Sociologie du travail, n
o
1, 2009, p. 30.
3 André D.Robert, Le syndicalisme des enseignants, Paris, La Documentation française/CNDP, 1995.
4 Véronique Aubert, Alain Bergounioux, Jean-Paul Martin, René Mouriaux, La forteresse enseignante,
la Fédération de l’Éducation nationale, Paris, Fayard, 1985 ; Guy Brucy, Histoire de la FEN, Paris,
Belin, 2003 ; Laurent Frajerman, Françoise Bosman, Jean-François Chanet, JacquesGirault (dir.),
La Fédération de l’Éducation nationale, 1928-1992: histoire et archives en débat, Villeneuve d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion, 2010 ; Laurent Frajerman, Les frères ennemis. La Fédération
de l’Éducation nationale et son courant « unitaire » sous la IV
e
République, Paris, Syllepses, 2014.
5 Alain Dalançon, Histoire du SNES (2tomes), Paris, IRHSES, 2003 et 2007.
6 Jacques Girault, Instituteurs, professeurs. Une culture syndicale dans la société française (n XIX
e
-
XX
e
siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996 ; Bertrand Geay, Profession: instituteurs. Mémoire
politique et action syndicale, Paris, Seuil, 1999.
130 Patricia Legris
Syndicat général de l’Éducation nationale –SGEN
7
, ou le Syndicat autonome des
lycées et collèges– SNALC
8
, par exemple) tout comme les militantismes au sein
d’associations corporatives (Société des agrégés
9
) ou de spécialistes (la Société
des professeurs d’histoire et de géographie qui devient ensuite Association
10
, la
Franco- ancienne
11
, etc.). Ces travaux éclairent les raisons et les mécanismes
d’un engagement principalement corporatiste visant à défendre une profession
dénie par des statuts particuliers, une conception du secteur éducatif ou des
disciplines scolaires. Au croisement de l’histoire et de la sociologie, d’autres se
penchent sur les raisons de l’engagement enseignant
12
. Des recherches portant
sur les mouvements d’éducation s’intéressent quant à elles à la façon dont les
courants pédagogiques extérieurs à l’école parviennent (ou non) à inuencer
l’institution scolaire
13
.
Les années1950 et1960 constituent une période particulièrement riche
en la matière. C’est un moment où le syndicalisme enseignant se développe
fortement, dans un contexte de croissance rapide du corps professoral et de
transformations de l’institution scolaire. La profession enseignante s’engage
massivement dans l’action collective, qu’il s’agisse de luttes ayant le système
éducatif comme objet (citons par exemple la loi Debré sur le nancement des
établissements privés) ou de questions de politique générale, comme la guerre
d’Algérie. Les effectifs des syndicats s’accroissent de façon signicative: la FEN
rassemble plus de 300000membres en1963 et le SGEN en compte 30000
en1965
14
. De leur côté, les mouvements pédagogiques, telle l’Association
7 Madeleine Singer, Le SGEN de 1937 à mai 1986, Paris, LeCerf, 1993.
8 Yves Verneuil, « Le SNALC et le refus des "pseudo- sciences de l’éducation" », in André D.Robert
(dir.), Le syndicalisme enseignant et la recherche. Clivages, usages, passages, Lyon/Grenoble, INRP/
Presses universitaires de Grenoble, 2004, p. 273-282.
9 Yves Verneuil, « Valeurs et combats de la Société des agrégés depuis1914 », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n
o
77, 2003, p. 69-84.
10 Suzanne Citron, « Positivisme, corporatisme et pouvoir dans la Société des professeurs d’histoire »,
Revue française de science politique, vol. 27, n
o
4, 1977, p. 691-716 ; Sabine Merlet, L’APHG de
Grenoble de1945 à nos jours, mémoire de master1, université Grenoble2, 2009.
11 Clémence Cardon-Quint, « Défendre l’enseignement secondaire pour sauver le latin: le pari perdu
de la Franco-Ancienne (1946-1978) », Le Mouvement social, n
o
248, 2014, p. 71-92.
12 Laurent Frajerman, « L’engagement des enseignants (1918-1968) », Histoire de l’éducation, n
o
117,
2008, p. 57-95.
13 Laurent Besse, Laurent Gutierrez, Antoine Prost (dir.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation
nouvelle (1930-1970), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2012 ; Laurent Gutierrez,
« État de la recherche sur l'histoire du mouvement de l'éducation nouvelle en France », Carrefours
de l'éducation, n
o
31, 2011, p. 105-136.
14 Bertrand Geay, Le syndicalisme enseignant, op.cit., p. 58-59.
Enseignement70: un mouvement hybride (1961-1973)
131
nationale des éducateurs des classes nouvelles de l’enseignement du second
degré (ANECNES), puis la Fédération des Cercles de recherche et d’action
pédagogique (CRAP), se multiplient et on assiste à une intensication des
débats pédagogiques
15
. Parallèlement à ces engagements structurés, certains
enseignants constituent des groupes informels: c’est le cas d’Enseignement70,
fondé en1961, à un moment où les propositions de réformes éducatives sont
portées par des acteurs de tous bords politiques, avant « la n du consensus »
(A.Prost) postérieur aux événements de1968, marqué par l’idéologisation des
questions pédagogiques
16
.
L’étude du fonctionnement de cette initiative, affranchie des structures
traditionnelles que sont les syndicats et les associations corporatives ou de
spécialistes, permet d’éclairer sous un jour complémentaire les modalités
de l’engagement des enseignants, durant une décennie de changement pour
nombre de disciplines scolaires
17
, excepté peut- être la philosophie
18
mais aussi
l’histoire, peu pénétrée par les évolutions historiographiques
19
. Le rôle joué
par des groupes informels comme Enseignement70 paraît alors d’autant plus
important que les changements dans certaines disciplines scolaires ne peuvent
véritablement venir ni d’« en haut » (à savoir du ministère de l’Éducation nationale,
en raison de l’opposition de dirigeants politiques comme Georges Pompidou
20
),
ni des représentants des enseignants. Au- delà des réexions disciplinaires,
Enseignement70 prend également des initiatives en matière de formation conti-
nue des enseignants, à une époque où les syndicats ne s’y investissent guère.
L’engagement de ses membres apparaît comme pluriel et hybride, ressemblant
tantôt à celui des mouvements pédagogiques, tantôt à celui des associations de
spécialistes. L’étude de ce petit groupe renseigne également sur la spécicité
15 Antoine Savoye, « L’éducation nouvelle en France, de son irrésistible ascension à son impossible
pérennisation. 1944-1970 », in Annick Ohayon, Dominique Ottavi, Antoine Savoye (dir.), L’Éducation
nouvelle, histoire, présence et devenir, Berne, Peter Lang, 2004, p. 235-270.
16 Yann Forestier, « Mai 68 et les paradoxes de la modernisation de l’école », Carrefours de l’éducation,
n
o
29, 2010, p. 181-196 ; du même auteur, « Le malentendu réformateur des années1960 », Histoire
de l’éducation, n
o
139, 2013, p. 73-92.
17 Renaud d’Enfert, Pierre Kahn (dir.), Le temps des réformes. Disciplines scolaires et politiques éduca-
tives sous la Cinquième République: les années1960, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
2011.
18 Bruno Poucet, Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire (1860-1990), Paris, CNRS
Éditions, 1999.
19 Patricia Legris, Qui écrit les programmes d’histoire?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
2014.
20 Ibid., p. 43-72.
132 Patricia Legris
des disciplines scolaires, et sur la question de leur caractère plus ou moins
réformable. Les sources mobilisées pour retracer son histoire sont les Bulletins
d’Enseignement70, les archives du groupe conservées au Musée national de
l’éducation
21
ainsi que les témoignages de certains de ses membres
22
.
I.Un groupe inscrit dans les réseaux des mouvements
éducatifs des années1960
Tout comme les responsables d’autres mouvements pédagogiques, et par exemple
ceux des Cahiers pédagogiques étudiés par Xavier Riondet, les fondateurs
d’Enseignement70 s’inscrivent dans plusieurs réseaux
23
. Le noyau initial est
composé de dix enseignants, jeunes agrégés d’origine parisienne affectés dans
des académies de province, parmi lesquels quatrefemmes
24
. Malgré cette unité
socioprofessionnelle, Enseignement70 se présente dès l’origine comme une
initiative visant à regrouper les enseignants du primaire, du secondaire et du
supérieur « désireux de rééchir, de façon à la fois théorique et pratique, sur
leur enseignement, en relation avec les problèmes d’ensemble de la société »
25
.
Grâce au bouche à oreille notamment, le nombre de participants aux réunions
annuelles augmente régulièrement pour atteindre son maximum de82 en1969,
puis redescend à54 en1972. À l’origine de ce mouvement, il y a la prise de
conscience par ces jeunes enseignants des carences de la formation initiale
et la volonté de partager des expériences pédagogiques au sein d’un groupe
informel
26
reposant sur le bénévolat. Ses membres ne perdent pas de vue son
caractère provisoire:
« Lorsque quelques jeunes enseignants ont constitué un groupe de travail
au début de l’année scolaire1961-1962 et ont pris l’initiative de publier, en
novembre1962, le premier numéro d’Enseignement70, ils n’avaient pas l’in
-
21 Nous désignons désormais ce fonds de la manière suivante: FJB, MNE (Rouen).
22 Marie-Dominique Bourraux, Jean-Pierre Chrétien, Jean Lecuir (dir.), Jacques Bourraux, une simplicité
qui libère, Paris, Karthala, 2005.
23 Xavier Riondet, « Les origines des Cahiers pédagogiques en1945 », Les Sciences de l’éducation. Pour
l’ère nouvelle, vol. 46, n
o
3, 2013, p. 113-136.
24 La préparation de la première réunion du 17décembre1961 rassemble dix personnes (Michel
Armand, Hélène Aymonier, Jacques Bourraux, Francis Cerdan, Robert Chapuis, Anne-Marie Cotten,
Michèle Dautresme, Philippe Joutard, Michelle Magdelaine, Emmanuel Terray).
25 Jacques Bourraux, « À tous nos lecteurs: vers la n d’Enseignement70 », Supplément au Bulletin
n
o
53, janvier- février1973.
26 « Ce sont des choses très souterraines », Philippe Joutard, entretien avec l’auteure, 20juin2008.